Festival Italissimo

Après deux éditions chahutées par la pandémie de Covid 19, le
festival de littérature et de culture italiennes ITALISSIMO revient à
l’occasion de sa septième édition. De nombreux lieux parisiens,
l’Institut culturel italien en tête mais également Science Po, la
Sorbonne, la Maison de la poésie, la bibliothèque du Centre
Pompidou ou les cinémas Panthéon et l’Entrepôt, résonneront ainsi
de littérature, de poésie et de cinéma venus de l’autre côté des
Alpes.

Parmi les auteurs italiens invités figureront quelques grands noms
de la littérature mondiale tels que Claudio Magris, l’un des plus
grands écrivains de notre époque, prix Strega, le Goncourt italien,
pour Microcosmes et dont le nouveau livre, Temps courbe à Krems
(Gallimard), se veut une variation sur la vieillesse, un peu à la
manière d’un Hermann Hesse, mais également Erri di Luca, prix
Femina étranger en 2002 pour Montedidio et dont le récent
Impossible (Gallimard) avait été chroniqué dans nos pages, Silvia
Avallone, auteure du mémorable D’acier (2010) et qui publie Une
amitié (Liana Levi), Francesca Melandri, Emanuele Trevi ou encore
Wu Ming, pseudonyme regroupant un collectif d’auteurs ayant
publié notamment Manituana en 2009 (Métailié) et Poletkult
(Métailié) sorti il y a quelques semaines.

Au côté de ces illustres écrivains, les visiteurs découvriront de
nouvelles plûmes transalpines à commencer par Daniel Mencarelli
dont le livre Nous voulons être sauvé (Globe) sorti il y a quelques jours
s’aventure dans un hôpital psychiatrique, Marta Barone (Grasset), Giuseppe Catozzella et Manuela Piemonte et son Adieu au rivage
(Robert Laffont) dont l’écriture poétique conduira les lecteurs dans
l’Italie fasciste des années 40 en compagnie de trois sœurs
inoubliables.

Tout ce beau monde sera accompagné par quelques auteurs français
emmenés par Laurent Gaudé, René de Ceccatty, Pierre Adrian ou
Jérôme Kircher, des politologues, illustratrices, acteurs et musiciens,
mais aussi des cinéastes qui manient très bien la plume, tels Cristina
Comencini ou Ferzan Özpetek. Italissimo rendra également un
hommage appuyé à Pier Paolo Pasolini, à l’occasion du centenaire de
sa naissance

Par Laurent Pfaadt

Festival de littérature et de culture italiennes
6-10 avril 2022

François Sureau à l’Académie Française

Photo Sébastien Soriano/ Le Figaro

Hier, jeudi 3 mars 2022, l’avocat François Sureau, grand défenseur
des libertés individuelles et Grand Prix du roman de l’Académie
française en 1991 par son roman l’Infortune (Gallimard, 1990) a été
reçu à l’Académie française au fauteuil n°24 laissé vacant par
l’historien et écrivain Max Gallo. Son élection avait quasiment fait
l’unanimité, recueillant 19 voix sur 27 mais surtout aucun bulletin
blanc, ni de croix, ce qui est assez rare. Dans son discours de
réception où il a, comme le veut la tradition, rendu hommage à son
prédécesseur, François Sureau a également rappelé que « La liberté
est une étrange chose. Elle disparaît dès qu’on veut en parler. On n’en
parle jamais aussi bien que lorsqu’elle a disparu. Elle semble, pour les
écrivains en particulier, n’avoir qu’une seule et même source, qui se divise
aussitôt en rivières aux cours différents, et souvent opposés. »

Dans son discours, il a également évoqué, sans la nommer, la guerre
en Ukraine en citant ces vers des Châtiments d’Hugo « que nous ne
devrions pas pouvoir lire aujourd’hui sans frémir » :

 « Ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour. Tout l’univers aveugle
est sans droit sur le jour. »

Victor Hugo, inlassable partisan des Etats-Unis d’Europe dont le
linceul s’est paré, ces jours derniers, de bleu et de jaune…

Pour lire son discours dans son intégralité : https://www.academie-francaise.fr/sites/academie-francaise.fr/files/sureau_4_discours_de_m._francois_sureau-avec_pagination.pdf

A lire également dans la collection tracts de Gallimard le très beau
texte de François Sureau, Sans la liberté.

Par Laurent Pfaadt

Bibliothèque ukrainienne, épisode 1

Alors que la guerre en Ukraine fait rage au nom d’une supposée
« denazification » voulue par le président Vladimir Poutine et que
des frappes russes tombent sur Kiev et le Mémorial de Babi Yar
censé rappeler une Shoah perpétrée par les nazis et leurs
collaborateurs ukrainiens,  nous republions quelques anciennes
chroniques et revenons sur un certain nombre d’ouvrages parus
récemment qui, en expliquant le passé, permettent d’éclairer la
tragédie actuelle où un certain nombre d’acteurs tentent, parfois
intentionnellement, de brouiller les cartes.

Mémorial de Babi Yar
© Dimitar Dilkoff/ AFP

Cette bibliothèque non exhaustive malheureusement se veut
également un cri d’alerte – comme à chaque conflit – relatif aux
destructions patrimoniales à venir. Ainsi, la bibliothèque nationale
Vernadsky d’Ukraine à Kiev, l’une des plus grandes bibliothèques
nationales du monde, possède quelques 525 incunables, soit des
livres publiés avant 1500 ainsi que la Bible d’Ostrog, une traduction
en slavon de la Bible réalisée au XVIe siècle et dont il ne reste à ce
jour que 300 copies. D’autres bibliothèques dans des villes sous le
feu russe, sont également en danger. Mobilisons-nous pour les
sauver avec le #Saveukrainianlibrary

Petit tour d’horizon des ouvrages à lire :

Concernant Holodomor, la famine organisée par Staline en Ukraine
dans les années 30, le lecteur se plongera avec émotion dans le très
beau livre de Josef Winkler, l’Ukrainienne (Verdier, 2022) qui
raconte l’histoire de cette paysanne venue d’Ukraine hébergeant au
début des années 80 l’écrivain alors que celui-ci écrivait son
troisième livre. S’en suivit une confiance entre lui et Nietotchka qui
fit remonter à la surface les souvenirs de cette femme. En leur
compagnie, le lecteur plonge dans les affres de l’Holodomor, cette
tragédie peu connue.

A regarder également le film d’Agnieszka Holland, L’Ombre de Staline
(2019) qui raconte la révélation de l’Holodomor par un jeune
journaliste anglais, Gareth Jones.

Concernant la Shoah, le lecteur pourra se plonger dans plusieurs
ouvrages :

Le Livre noir (Livre de poche, 2001) de Vassili Grossman et Ilya
Ehrenbourg, un classique qui raconte la Shoah à partir de
témoignages recueillis dans les différentes républiques socialistes
dont l’Ukraine, notamment auprès de survivants. Des centaines de
documents ont ainsi été recueillis par les deux auteurs qui se sont
rendus dans les camps de la mort sitôt libérés. Transmis sous forme
de rapport au procureur soviétique de Nuremberg, l’ouvrage a
ensuite été interdit par le pouvoir soviétique.

Elle venait de Marioupol, à la recherche d’une famille perdue en Union
soviétique (Metailié, 2020) de Natascha Wodin, magnifique histoire
couronnée par l’un des principaux prix littéraires allemands, le prix
Alfred Döblin en 2015, et qui raconte la quête de l’autrice pour
reconstituer l’histoire de sa mère, venant de Marioupol aujourd’hui
assiégée par l’armée russe, et suicidée à 40 ans. Natascha Wodin
livre ici un récit émouvant qui va bien au-delà de la simple enquête.

Timothy Snyder, Terre noire : L’Holocauste, et pourquoi il peut se
répéter (Gallimard, 2016) qui se veut une réflexion globale sur
l’extermination des populations slaves et juives dans les territoires
d’Europe de l’Est et notamment en Ukraine. Fondée sur la notion de
Lebensraum, « l’espace vital » cette réflexion s’inscrivit, selon
l’historien américain, dans une logique dépassant la seule
considération raciale et visant également la captation des
ressources naturelles ukrainiennes. A l’heure où près de 5000 juifs
ont fui leur patrie après l’invasion russe, « l’holocauste n’est pas
seulement histoire, il est aussi avertissement » prévient Timothy Snyder.
http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/apres-le-rouge-le-noir/

Babi Yar d’Anatoli Kouznetsov (Tallandier, 2020) relate le massacre
perpétré en deux jours (29 et 30 septembre 1941) par les
Einsatzgruppen SS et leurs supplétifs ukrainiens qui assassinèrent
quelques 33 000 personnes. Raconté par l’un des survivants, ce livre
est une quête. De la vérité. De la mémoire. De la vie.
http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/babi-yar/

A écouter également la 13e symphonie Babi Yar de Dimitri
Chostakovitch dans la version du Symphonieorchester des
Bayerisches Rundfunks dirigé par Mariss Jansons (EMI Classics)

Enfin, parcourir le passé de l’Ukraine permet également de tracer
l’avenir de cette nation aujourd’hui meurtrie et qui a assurément
vocation à rejoindre l’Europe. Se plonger ainsi dans l’ouvrage de Yuri Andrukhovych, Lexique de mes villes intimes, Guide de
géopoétique et de cosmopolitique (Editions Noir sur Blanc, 2021) permet d’appréhender une nation « cousue par toutes ces artères et capillaires précisément à l’Europe » http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/lexique-de-mes-villes-intimes-guide-de-geopoetique-et-de-cosmopolitique/

Par Laurent Pfaadt

Le dragon

Foisonnant, délirant, palpitant, euphorisant, ubuesque, baroque,
burlesque, grotesque, éminemment politique, tous ces qualificatifs
conviennent à cette mise en scène par Thomas Jolly d’un conte de
l’auteur russe Evgueni Schwartz écrit en 1943, car le spectacle est
total. Travaillant sur tous ces registres, y introduisant le chant, la
danse, la narration, multipliant les effets scéniques, bruitages,
lumière, décors, costumes et maquillages, le metteur en scène
manifeste une totale maîtrise du plateau, accompagnée d’une
direction d’acteurs qui met les comédiens en demeure de jouer de
leur corps, de leur voix, de leur mimique avec une grande
virtuosité. Tout cela pour nous faire vivre une histoire tragique, un
conte cruel, une situation qui en rappelle un autre.

Dans une ville lointaine, un monstre à trois têtes fait régner sa loi,
exigeant qu’on le nourrisse d’abondance et surtout que chaque
année on lui offre une jeune fille. Les habitants semblent résignés.
Cette fois, c’est Elsa, la fille de l’archiviste Charlemagne qui a été
désignée. Elle aussi semble admettre son sort sans se révolter. C’est
alors qu’arrive un voyageur, Lancelot. Mis au courant de la situation,
il n’entend pas laisser faire et décide d’éliminer le dragon. La
population n’est pas très enthousiaste, pas plus que le bourgmestre
car le dragon leur aurait rendu, autrefois, quelques services dont
celui de leur épargner une épidémie en faisant bouillir l’eau grâce à
son feu légendaire. Le bourgmestre ne sait quelle décision prendre,
se contorsionne et en perd quasiment une  voix qui devient de plus en plus perché accentuant le ridicule du personnage. Les péripéties
se multiplient jusqu’au combat que Lancelot gagne avant de
disparaître au grand dam d’Elsa qui en était tombée amoureuse.

C’est alors que l’histoire devient manifestement politique car le
bourgmestre sans aucun scrupule revendique cette victoire comme
étant la sienne et, sans vergogne, organise son mariage avec Elsa qui
se retrouve ainsi aux prises avec un nouveau monstre d’autant plus
imprévisible qu’il nous avait paru ridicule, certes, mais plutôt
bonhomme.

Le sens de ce conte apparaît clairement et grâce à cette formidable
troupe d’acteurs qui le porte haut et fort il nous touche  vivement:
oui, le pouvoir est pervers et revêt des formes monstrueuses qu’il
n’est pas toujours aisé de détecter car, par sa roublardise, il apparaît
parfois sous des dehors honorables. A nous de savoir le démasquer
pour s’en prémunir telle est la belle  et nécessaire leçon qui nous est
ainsi donnée de la manière la plus ludique qui soit et sans doute, de
ce fait, la plus efficace.

 Marie-Françoise Grislin

Représentation du 8 février au TNS

Venise s’invite sur les bords de la Garonne

La nouvelle exposition des Bassins de lumière magnifie la
Sérénissime

© Culturespaces/Eric Spiller

Si vous ne ressortez pas de cette exposition sans avoir une folle
envie d’aller à Venise, alors on ne peut rien pour vous. Car
l’expérience que propose les Bassins de lumières est proprement
stupéfiante. Après Gustav Klimt, le nouveau voyage proposé par le
centre d’art numérique de Bordeaux conduit son visiteur dans la
magie de Venise. Imaginé par l’artiste numérique Gianfranco
Iannuzzi, déjà auteur du Klimt, le visiteur entre dans un véritable
rêve éveillé, à la fois visuel et musical. « Capturer l’esprit du lieu et le
faire vivre, le sublimer par l’image et non l’inverse », tel est son credo.

Celui qu’il met au service de la Sérénissime est à la fois sacré et
profane. Sous nos yeux se succèdent l’histoire de celle qui fut, au
temps de sa splendeur, l’une des grandes puissances maritimes de l’Europe et du monde. Dans cette ancienne base sous-marine où les
couloirs des U-Boot prennent l’aspect de canaux dans lesquels se
reflète l’histoire de Venise, débute ainsi un voyage dans le temps à
travers plusieurs siècles de gloire. Et d’abord à Lépante dans le
magnifique tableau d’Andrea Vicentino où les armées du doge et du
pape remportèrent une victoire décisive face à l’empire Ottoman.
Sur les murs de la magnifique basilique Saint Marc, au style byzantin
éclatant, se révèlent saints de mosaïque et Pala d’oro, ce grand
retable d’émaux aux reflets dorés. Comme un soleil entrant dans un
cloître au crépuscule et au son du Spiritus Sanctus Vivificans
d’Hildegard de Bingen, se dévoilent alors, dans un effet de
mouvement prodigieux, les merveilles d’une ville à la beauté
demeurée intemporelle et devenue ici, surnaturelle, comme
enveloppée dans la main de Dieu.

Les grands peintres vénitiens – Véronèse et ses inoubliables Noces
de Cana, Le Tintoret, Canaletto qui magnifia le Grand Canal,
Carpaccio et Titien avec ses femmes diaphanes – drapent le béton
armé et rivalisent avec les grandes stars de la Mostra tandis que les
passerelles se parent des marbres des palais. Chaque visiteur a ainsi
le sentiment d’être le doge lui-même longeant la colonnade en
dentelles de brique de son palais pour se rendre dans sa loge de la
Fenice. De ce décor émane alors les premières notes d’une musique,
celle des accords baroques et romantiques des Vivaldi, Verdi,
Albinoni et Paganini, qui fait ondoyer l’eau sous nos pieds et anime
des personnages en costumes. La Traviata composée pour la Fenice
en 1853 retentit. On entrevoit des larmes sur les visages des Piéta.
Dans un formidable fondu de noir et de blanc, le carnaval prend vie
et happe le visiteur dans un tourbillon d’émotions. Pendant près de
quarante-cinq minutes, un ancien bunker a ainsi revêtu un
gigantesque et magnifique masque de lumière, à la fois vivant et
mystérieux, sous l’œil impassible du lion de la Sérénissime. L’illusion
est parfaite. En sortant, il nous a semblé voir des gondoles sur la Garonne.

Par Laurent Pfaadt

Venise, la Sérénissime, création de Gianfranco Iannuzzi, Production Culturespaces Digital, Bassins des Lumières, Base sous-marine,
Bordeaux, jusqu’au 2 janvier 2023

London Symphony Orchestra

Poursuivant son réinterprétation des symphonies de Dmitri
Chostakovitch, le chef italien Gianandrea Noseda, s’aventure cette
fois-ci dans les travées glacées et terrifiantes de la septième
symphonie du compositeur soviétique. Créée il y a tout juste 80 ans
dans une Leningrad assiégée par la Wehrmacht, cette septième est
certainement l’une de ses plus connues.

Ici, plus de rythmes angoissants, saturés d’un stalinisme derrière
chaque porte mais plutôt des arpèges pleins de virtuosité et de
théâtralité. A la tête du LSO dont il est l’un des principaux chefs
invités, Gianandrea Noseda maîtrise parfaitement les équilibres
sonores et évite toute monumentalité pour offrir une interprétation
en forme de cri particulièrement poignant dans l’adagio. L’absence
de monumentalité ne voulant pas dire légèreté, il conserve assez
judicieusement un lyrisme qui éclate magistralement dans le finale.
Avec cette 7e symphonie, le chef italien s’affirme un peu plus comme
l’un des grands interprètes de notre temps du maître soviétique.

Par Laurent Pfaadt

Shostakovich, Symphony 7, London Symphony Orchestra,
dir. Gianandrea Noseda, LSO recordings

Hortense Cartier-Bresson

Si bien souvent le noir rivalise avec le blanc, comme la nuit avec le
jour, sur le clavier, ils doivent cohabiter, s’épouser pour ne faire
qu’un. Voilà le sentiment que l’on ressent à l’écoute de ce très beau
disque où Bach répond à Schoenberg, Berg et Webern sous les
doigts d’Hortense Cartier-Bresson.

Quel plaisir de retrouver à nouveau cette incroyable pianiste. Après
Brahms, elle nous convie cette fois à un nouveau voyage qui
confronte le grand Bach à la seconde école de Vienne. Ici, la pianiste
délivre un dialogue majestueux où l’ombre et la lumière passent
ainsi d’une Toccata à l’incroyable sonate de Berg avant de revenir
dans la transcendance du grand Bach. L’alchimie est parfaite, les
frontières du jour et de la nuit finissent par s’estomper pour faire
qu’un, dans cette aube ou ce crépuscule musical où il n’y a plus de
frontières car elles se fondent dans un même tout. Assurément une
magnifique expérience discographique.

Par Laurent Pfaadt

Hortense Cartier-Bresson, Bach, Berg, Schoenberg, Webern,
Aparté, HM/Pias

Cimetière de femmes

A travers son roman bouleversant, Theodora Dimova raconte la
tragédie d’une Bulgarie écrasée par le communisme.

Les cimetières servent à honorer les morts. Mais c’est bel et bien les
vivants qui les hantent, avec leurs souffrances et leurs douleurs. Si
l’Histoire s’y lit sur les pierres, celles qui se trouvent dans le cœur
des femmes de Theodora Dimova racontent toutes la même histoire.
Celle d’une Bulgarie écrasée sous le joug communiste.

Quatre femmes errent dans les travées de cet immense cimetière
national ouvert le 9 septembre 1944 lorsque les communistes
libérèrent la Bulgarie et procédèrent à des purges qui frappèrent les maris de ces femmes. Ils étaient journalistes, prêtres, patrons.
Théodora Dimova dépeint ainsi de sa plume trempée dans l’âme
humaine, l’insidieuse mécanique qui fabrique les coupables.
Arrestations en pleine nuit, jugements sommaires et exécutions
pour les hommes. Déportations, expulsions et privations pour les
familles. Dans cette nuit « sombre et glaciale » qui recouvre la vie de
Raïna et des autres, il n’y a plus d’échappatoire. La fosse est ouverte.
On y jette corps et espoirs.

Dans ces tombes de papier, Théodora Dimova nous conte avec
émotion ces vies volées, anéanties qui se transmettent tels de
funestes héritages. Ainsi, la perte d’un être cher, d’un mari, d’un père
vous poursuit tel un spectre. Cette malédiction se transmet de
génération en génération, instillant le poison de la culpabilité. « Je ne
fais que te gêner, maman, je ne fais que te rappeler mon père (…) Je
t’empêche de l’oublier, je t’empêche de vivre, de rire, d’être joyeuse, je
t’empêche de vivre. Et je ne sais que faire pour ne pas te gêner. Je ne sais
pas comment disparaître, maman ». Ces mots magnifiques de la petite
Alexandra, petite-fille de Raïna, dépeignent ainsi toute la détresse
de ces générations écrasées par le poids de l’Histoire et de son
injustice.

Récit de peur, Les Dévastés est aussi un magnifique livre d’amour,
profond, de granit, planté au milieu de la douleur et de la fatalité.
Une ode à l’amour et à la solidarité, celle-là même qui leur a été
refusée. La célébration d’un courage puisé au fond de ces cœurs qui
semblaient si faibles avant l’épreuve. Roman sur la résilience
féminine, Les Dévastés célèbrent également les hommes, leur force
de conviction et d’entraînement.

Livre d’espoir enfin pour celui d’une justice qui finit par arriver après
avoir été entretenue tel un feu sacré même s’il a corrodé les cœurs
jusqu’à en faire des pierres. « Au lever du jour, nous, un grand nombre
de femmes, nous nous rassemblerons devant les portes de fer du
cimetière. Elles seront encore fermées. Nous attendrons que le gardien les
ouvre. D’autres et encore d’autres femmes afflueront, certaines avec des enfants, d’autres seules » lance ainsi Raïna dont les mots se veulent à
la fois promesse et résistance aussi bien aux défunts qu’à l’Etat.

Solitude destructrice dans laquelle ces régimes vous enferment,
détruit les consciences jusqu’à l’inconscient. Malgré cela, malgré
l’injustice, les privations et la déportation, ces épreuves n’éteignent
jamais ces cendres virevoltantes au-dessus de la fosse. Dimova
transforme ainsi ces sorcières rouges en phénix.

Les cimetières sont des lieux de mémoires. Pour se souvenir. Pour ne
pas oublier. D’une fosse commune anonyme, Dimova en a fait, avec
ce livre, un prodigieux mémorial.

Par Laurent Pfaadt

Théodora Dimova, Les Dévastés
Aux éditions des Syrtes, 240 p. 2022